Photographie et IA : une tension féconde
La photographie redécouvre une fonction essentielle à l’ère du doute généralisé
Introduction
Le moment semble particulièrement propice pour réfléchir à un paradoxe saisissant : jamais il n’a été aussi facile de vérifier la véracité d’une information, et pourtant jamais nous n’avons autant douté de ce que nous voyons.
Aujourd’hui, des outils puissants sont à la portée de presque tous. Recherche inversée d’image, analyse des métadonnées, moteurs de recherche dopés à l’IA : il est désormais aisé de retracer les sources et de vérifier les affirmations. Mais quelque chose de plus profond a changé. Jusqu’à récemment, on faisait souvent confiance aux images par réflexe. On croyait en leur véracité non parce qu’on les avait vérifiées, mais parce qu’on partait du principe qu’elles n’avaient pas été altérées. Cette confiance était parfois mal placée, mais elle façonnait une culture où l’image conservait un lien privilégié avec le réel.
Aujourd’hui, la manipulation est partout, et cette réalité est largement reconnue. Ce réflexe de confiance a disparu. La capacité de vérification existe toujours, mais le lien affectif à l’image s’est transformé. Dans ce nouveau climat, la vérité est accessible, mais la croyance s’est retirée. L’image n’est plus une preuve. Elle devient ambiguë, ouverte, instable.
Dans ce contexte, l’intelligence artificielle rebat les cartes, tant pour l’art que pour la photographie. Tandis que certains annoncent la fin de l’image fiable, ce à quoi nous assistons n’est pas une disparition, mais une redéfinition du lien entre création et vérité. Les critiques les plus fréquentes à l’encontre de l’IA réactivent des arguments déjà obsolètes au XIXe siècle, lors de l’émergence de la photographie, sans reconnaître que l’art a toujours évolué avec ses outils.
Plutôt que de demander ce que l’IA peut ou ne peut pas faire, il faut poser une autre question, plus féconde : que devient la photographie dans un monde saturé d’images artificielles ?
La critique anti-IA : un débat déjà tranché au XIXᵉ siècle
Depuis l’émergence de l’intelligence artificielle générative, un discours récurrent cherche à l’exclure du domaine de l’art en posant une question prétendument fondamentale : l’IA peut-elle créer de l’art ? Mais cette question repose sur un raisonnement délibérément biaisé.
Les partisans de l’anti-IA répètent toujours le même premier argument : l’IA ne peut pas créer d’art. C’est un peu comme dire qu’un appareil photo ne peut pas créer d’art. Évidemment que non. Mais un artiste peut s’en servir pour en faire, car c’est l’artiste qui fait l’art, pas l’outil.
Est-ce que ces gens vivent dans le même monde post-Duchamp que moi ? Je trouve encore frappant de voir à quel point on célèbre l’art de l’inconscient, l’art brut, l’art de l’appropriation, tout en étant profondément troublé par l’IA.
Les artistes utilisent l’IA pour créer de l’art. C’est tout. Et ils le font depuis des décennies.
La vraie question n’est donc pas de savoir si l’IA peut créer de l’art, mais si les artistes utilisent l’IA pour en faire. Et la réponse est sans équivoque : oui.
Bien avant que cela ne devienne grand public, des artistes travaillaient déjà avec des formes d’IA, au moins depuis les années soixante. On pense aux premières expérimentations génératives.
Plus récemment, des artistes comme Elman Mansimov ont vendu des œuvres basées sur l’IA à de grandes institutions américaines. À Paris Photo 2023, cette filiation était clairement présente. Et en 2025, une vente chez Christie’s a mis en lumière plusieurs créateurs que je connais via X, qui ont présenté des œuvres remarquables issues de processus génératifs.
Les artistes n’attendent pas de validation théorique pour créer. Ils expérimentent, réorientent les outils, les intègrent à leur pratique. L’histoire de l’art est pleine de moments similaires.
Lorsque la photographie est apparue, elle a d’abord suscité de vives critiques, comme le documente Paul Edwards dans Je Hais les photographes ! Une Anthologie (PUF, 2006). Beaucoup affirmaient que ce ne pouvait pas être de l’art, puisqu’elle capturait mécaniquement le réel, sans intervention visible de la main ou de la subjectivité de l’artiste. Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que les artistes allaient peu à peu s’emparer de ce médium, et qu’il deviendrait artistique par cet usage même. Aujourd’hui, cela semble évident : un appareil photo n’a pas d’âme, mais il peut produire de l’art quand il est utilisé par un être humain. Il en va de même avec l’IA.
L’histoire se répète chaque fois qu’une innovation technique touche à la création. Aux débuts de la photographie, certains craignaient que la prolifération des images ne dévalorise l’art. D’autres annonçaient la disparition de la peinture, ou la mort de l’aura de l’œuvre par la reproduction mécanique. Mais la photographie n’a pas anéanti la peinture. Elle l’a transformée.
L’impressionnisme, et la plupart des formes modernes de la peinture, sont nés de cette confrontation. Le nouveau médium a forgé des images mentales du monde que l’on n’avait jamais vues à grande échelle. Les chefs-d’œuvre ont acquis une valeur renouvelée, tandis que la fabrication quotidienne d’images glissait vers le nouveau support.
Des craintes similaires sont réapparues avec l’invention des tubes de peinture en métal, accusés de ruiner la peinture académique en permettant le travail en extérieur. On a dit la même chose des synthétiseurs, redoutés par les musiciens traditionnels, et des samplers, soupçonnés de tuer l’originalité en rendant la copie trop facile.
Et chaque fois, ces peurs se sont révélées infondées. L’art ne disparaît pas quand la technologie évolue. Il s’adapte, il évolue, il absorbe. Rejeter l’IA sous prétexte qu’elle est trop automatisée ou qu’elle ne crée pas vraiment, c’est ignorer une vérité fondamentale : l’art ne vient pas des outils, mais de la manière dont les artistes s’en servent.
L’histoire de l’art montre aussi que chaque grande transformation répond à une nécessité plus profonde : le besoin de représenter autrement, lorsque les formes existantes ne suffisent plus.
Comme le dit Alkan Avcıoğlu, chaque rupture artistique vient d’un besoin d’exprimer ce que les formes anciennes ne pouvaient plus saisir.
Le réalisme est né en réaction au romantisme. Il a rapidement été dépassé par l’expressionnisme, quand représenter le monde extérieur ne suffisait plus à rendre compte de la vie intérieure. Chaque époque élabore de nouveaux outils visuels pour donner forme à ses préoccupations. Le surréalisme est apparu pour explorer l’inconscient fraîchement découvert. L’abstraction d’après-guerre a émergé pour représenter ce qui ne pouvait plus l’être : le traumatisme de la guerre.
La question n’est donc pas de savoir si l’IA peut créer de l’art. La vraie question, c’est comment elle redéfinit notre rapport à l’image, à la réalité elle-même, et à la manière dont nous y accédions autrefois par la photographie.
L’IA pousse la photographie à reprendre son rôle de témoin
Loin d’éclipser la photographie, l’intelligence artificielle lui redonne toute son importance. Dans un monde où tout peut être généré artificiellement, ce qui prend de la valeur, c’est ce qui peut encore être prouvé réel, authentique, ancré dans le monde visible. L’essor des images synthétiques ne marque pas la fin de la photographie. Au contraire, il réaffirme sa fonction essentielle comme témoin du monde.
Ce basculement est particulièrement visible sur les réseaux sociaux. Instagram a longtemps célébré l’esthétique lissée, hyper-maîtrisée, d’un âge du glamour. Aujourd’hui, TikTok reflète un besoin collectif de spontanéité, d’imperfection, d’immédiateté. Les jeunes générations, élevées dans le chaos visuel, possèdent souvent une intuition très fine de ce qui est mis en scène et de ce qui ne l’est pas. Paradoxalement, ce sont désormais les publics plus âgés qui se laissent le plus facilement tromper par des faux évidents. Les contenus IA mal générés circulent largement, en partie parce que beaucoup continuent à les prendre au sérieux.
Dans ce nouveau paysage, le pouvoir documentaire de la photographie retrouve une urgence particulière. Il ne suffit plus qu’une image soit visuellement frappante. Elle doit porter le poids de la preuve. Les photojournalistes et les photographes documentaires ont désormais une responsabilité accrue, celle de produire des images capables de résister à l’examen dans un monde où la vérité est sans cesse remise en question.
Cette pression nouvelle sur la véracité entraîne aussi l’apparition de nouveaux outils. Il existe déjà des appareils capables de générer une signature cryptographique à chaque déclenchement. Ces dispositifs ne répondent pas seulement à un besoin technique. Ils incarnent une demande culturelle, celle de pouvoir faire confiance à ce que l’on voit. Les mécanismes de vérification comme les métadonnées embarquées, les certifications blockchain ou l’authentification numérique ne sont plus simplement des garde-fous. Ils font partie intégrante du sens de l’image elle-même, comme un geste philosophique en faveur d’une vérité visuelle encore possible.
Cette évolution reconfigure notre conception de l’authenticité photographique. On valorisait autrefois la photographie pour sa capacité à capter le réel. Désormais, on l’apprécie de plus en plus pour sa capacité à en apporter la preuve. Ce glissement subtil pourrait bien redéfinir le rôle de la photographie dans les années à venir, comme l’un des derniers médiums visuels capables d’entretenir un lien crédible avec le réel.
Cela vaut aussi pour les artistes. Certains trouveront un sens renouvelé dans la production de fichiers non modifiés, en construisant un corpus fondé sur l’idée de pureté, de traçabilité, de présence physique. D’autres brouilleront volontairement les lignes. Mais ces deux démarches prennent aujourd’hui une nouvelle importance, précisément parce que l’artificiel est devenu la norme.
Mon travail s’articule aujourd’hui dans une dualité en tension
Entre 2018 et 2020, j’ai souvent eu le sentiment de ne plus pouvoir formuler mon travail photographique. Non pas que j’avais cessé de créer, mais je ne parvenais plus à trouver les mots pour l’accompagner. L’écriture a toujours été secondaire pour moi, et pendant cette période, le monde me semblait trop opaque, trop chargé, pour pouvoir être traduit en langage.
L’arrivée de l’IA générative a été pour moi un cadeau inattendu. Elle m’a permis de donner forme aux images que je ne pouvais jusque-là qu’imaginer ou tenter de décrire avec des mots. Aujourd’hui, je vis une tension féconde entre les images strictement réelles et les images entièrement imaginaires. Il y a là un équilibre, un courant dynamique, qui nourrit ma créativité.
Je me sens plus concentré et plus enthousiaste que jamais à l’idée de revenir à ce qui est propre à la photographie : être du monde, dans le monde, témoigner, même si l’image est filtrée, interprétée ou simplement cadrée. En parallèle, je prends plaisir à construire des fictions visuelles grâce à l’IA, en explorant l’espace latent de l’imaginaire.
J’ai développé une manière de concevoir mes prompts qui rend mes images générées véritablement uniques. Aucun outil d’analyse inversée ne pourrait les reconstituer. Ce qui les définit, ce n’est pas la description en soi, mais le langage que j’utilise, volontairement non descriptif.
Mon approche est un mélange de guidage et de dérive. Je m’efforce de créer les conditions pour que le système puisse me surprendre. Je cherche, d’une certaine manière, à recréer le sentiment de marcher avec un appareil photo, de savoir à peu près où je vais tout en restant attentif à ce qui peut surgir. L’essentiel est de savoir saisir l’imprévu quand il peut enrichir ce que je construis.
Quelqu’un m’a un jour expliqué pourquoi il préférait la nature obéissante du générateur d’images de ChatGPT-4 au comportement imprévisible de Midjourney. Il disait : je veux qu’un ordinateur crée ce que je veux qu’il crée, pas ce que lui veut. Je ne vois pas les choses de cette façon. Je viens de la photographie, dans le sens traditionnel français. On avance dans le monde, on réagit à ce qui attire l’œil. La vie est surprenante, chaotique, non planifiée. L’art du photographe consiste à cadrer, à donner un sens, même fugitif. C’est ce que l’on appelle la sérendipité.
C’est aussi ce que je cherche dans l’IA. Lorsqu’elle me permet d’imiter le désordre apparent de la nature ou de la vie humaine, lorsqu’elle insère quelque chose d’inattendu dans le cadre, alors je sens que je peux commencer à donner forme à un sens. La vie est un courant. On ne peut pas aller à contre-courant. Il faut le suivre, les yeux ouverts.
Qui est « je » ? Que signifie « vouloir » ? Qu’est-ce que « créer » ?
Pour un artiste, ces questions touchent souvent au cœur même de la création. La machine, elle, demeure sans désir.
Après vingt ans de pratique, mon travail reste dispersé, éparpillé sur des disques durs, des plateformes disparues, des formats obsolètes. J’éprouve aujourd’hui le besoin de le réunir, de lui donner une forme tangible et accessible, à la fois en ligne et sur papier.
Le dialogue entre le réel et l’imaginaire a profondément transformé ma manière de raconter visuellement. Là où je me sentais autrefois tiraillé entre les limites de la photographie et l’abstraction de l’écriture, je circule désormais librement de l’un à l’autre. Mes photographies saisissent des moments vécus. Mes images générées donnent forme à des paysages mentaux ou à des portraits qui ne pourraient jamais être photographiés.
Cette dualité a ajouté de nouvelles strates de sens à mon travail. Quand je photographie une scène de rue, l’image a une valeur documentaire, mais elle entre aussi en dialogue avec l’imaginaire. À l’inverse, lorsque je génère une image via l’IA, je mobilise mon instinct de photographe, mon regard sur la lumière, la composition, le moment juste. Mon expérience du film argentique, du grain, des objectifs, du cadre, et de tout ce que l’on apprend en situation réelle, continue de guider mes choix.
Loin de diluer mon identité photographique, cette intégration l’a clarifiée. Elle m’a ramené à ce que la photographie sait faire de mieux. Elle entretient un lien unique avec le monde. Elle capte ce qui ne se reproduira jamais. Et elle accueille le hasard, non comme un défaut, mais comme une part de vérité.
Conclusion
Quand j’ai commencé à travailler avec l’IA, je l’ai fait avec une naïveté totale. Je n’avais aucune idée que tant de mes collègues photographes allaient la rejeter aussi violemment. Avec le recul, je suis profondément reconnaissant d’avoir suivi cet élan naïf. Pour moi, c’était une forme d’honnêteté, la même qui guide mon travail photographique depuis toujours.
Je n’ai jamais eu de plan. Je n’ai jamais suivi de grande structure. Ce qui a toujours été difficile pour moi, c’est de montrer des images qui me semblent si profondément vraies que leur intimité me fait hésiter. Mais j’essaie de rester fidèle à cet instinct.
Maintenant que j’ai atteint, comme disait Dante, le milieu du chemin de notre vie, ou comme le dirait un autre, « Mid-Journey », je me sens pour la première fois capable de regarder en arrière et en avant en même temps. J’ai aujourd’hui le recul nécessaire pour donner un sens à mon travail passé et à ce que je souhaite en faire naître. Ces deux trajectoires ne sont pas séparées. Elles avancent côte à côte.